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La séquestration du carbone dans les sols, une fausse solution miracle

Le dernier rapport de CCFD-Terre Solidaire, que «Libération» s'est procuré, s’interroge sur cette technique et déplore que les Etats délaissent les efforts de réduction des gaz à effet de serre.
par Nelly Didelot
publié le 31 mai 2018 à 18h52
(mis à jour le 1er juin 2018 à 11h53)

Agriculture et dérèglements climatiques sont intimement liés : les paysans sont les premiers à en pâtir, mais l'agriculture contribue aussi largement aux émissions de gaz à effet de serre (GES). Jusque-là, rien de nouveau. Ce qui complique la donne, c'est que les terres cultivées peuvent aussi être à même de capturer des émissions de CO2, et d'accentuer le rôle de «puits de carbone» des sols. C'est sur cette pratique, qui semble parfois tenir de la solution miracle, que se penche le dernier rapport de CCFD-Terre solidaire, publié ce jeudi et que Libération dévoile en exclusivité.

Il suffirait d'augmenter la teneur en carbone dans les sols de 0,4% par an pour stopper l'augmentation annuelle de CO2 dans l'atmosphère. Lancée sur ce constat par l'ancien ministre de l'Agriculture Stéphane Le Foll, l'initiative «4 pour 1000» encourage la captation de carbone dans les sols, notamment grâce à l'agriculture de conservation. Cette méthode de culture fonctionne sur trois principes : une couverture maximale du sol (grâce à des cultures intermédiaires, du paillage…), la rotation des cultures et une perturbation minimale du sol, c'est-à-dire une limitation du labour. En évitant de retourner le sol, on lui permet de capter une plus grande quantité de carbone.

Industrie

Le gros problème, c'est que cette pratique repose largement sur l'usage du glyphosate, qui n'est pas exactement un ami de la biodiversité. «Comme on ne laboure pas les terres, au moment où les mauvaises herbes repoussent, l'agriculture de conservation fait usage d'herbicide et donc souvent de glyphosate», explique Anne-Laure Sablé, de CCFD-Terre solidaire, qui ajoute que «certains agriculteurs tentent de développer une agriculture de conservation sans herbicide, mais c'est complexe et cela reste très marginal». Ce modèle, venu du continent américain où environ 50% des terres sont cultivées selon ce principe de labour réduit compatible avec les méthodes Monsanto, est promu par l'agriculture industrielle qui y voit un moyen de se verdir à peu de frais.

«L'agriculture de conservation est aujourd'hui au cœur des stratégies de l'industrie agrochimique pour faire perdurer un modèle agricole au nom du climat, mais aussi pour bénéficier de financements internationaux», attaque le rapport de CCFD Terre-solidaire. A en croire ce qui a fuité, des propositions de réforme de la politique agricole commune (PAC), qui doivent être dévoilées ce vendredi, la Commission européenne prévoit elle aussi des financements pour soutenir l'agriculture de conservation. En encourageant la séquestration du carbone dans les sols, les Etats céderaient à la facilité d'une solution qui nous évite de changer nos modes de vie, «plutôt que de s'attaquer à une remise en cause profonde des systèmes alimentaires fortement émetteurs en gaz à effet de serre», déplore l'ONG.

Effet pervers

Pourtant, la capacité même de l'agriculture de conservation à emprisonner le carbone durablement est remise en cause. «D'abord, il reste difficile d'en mesurer précisément la concentration dans les sols. Et surtout, la capture du carbone n'est pas une solution permanente. Quand un arbre ou le sol stockent du carbone, ils le font jusqu'à en être saturés, et ensuite ils ne font plus qu'en relâcher», explique aussi Anne-Laure Sablé. Des limites confirmées par l'INRA qui, dans une étude de 2014, estime que la réduction du labour a ses avantages, notamment la régénération des sols, mais qu'elle n'augmente pas la séquestration de carbone. En tout cas pas sous le climat français, la pluie ayant tendance à faciliter la fuite du carbone des sols non labourés.

Au-delà des débats sur son efficacité, la séquestration du carbone n'évite pas les émissions, elle ne fait que les neutraliser. Comme on peut le lire dans le rapport, «lorsqu'un gaz est capté et séquestré, il ne disparaît pas pour autant, contrairement à une émission qui aurait été évitée et dont l'effet de réduction est permanent». Et dans le domaine de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, le secteur agricole a des progrès à faire. L'agriculture au sens strict contribue à hauteur de 10 à 12% des émissions mondiales, mais si on ajoute la déforestation qui fait avancer les terres agricoles, la fabrication de fertilisants, de pesticides, l'utilisation de carburant pour faire fonctionner les outils agricoles ou livrer les productions, la réfrigération, les emballages, et on en passe, le domaine pèse plus d'un tiers des émissions mondiales. «Si on veut parler de CO2 dans l'agriculture, il faut parler de l'amont et de l'aval des cultures, plutôt que de captation», rappelle Anne-Laure Sablé.

Elevage

Et si on veut réduire les émissions agricoles directes, il faut laisser le CO2 de côté pour se concentrer sur les grandes quantités de méthane et de protoxyde d'azote relâchés dans l'atmosphère par le secteur agricole, et qui constituent la majorité de ses émissions. Ces gaz au pouvoir bien plus réchauffant que le CO2 (jusqu'à 298 fois plus pour le protoxyde d'azote), sont dégagés par les fertilisants de synthèse et surtout par l'élevage, à travers les éructations et flatulences des bovins. «La production de viande à elle seule génère aujourd'hui plus d'émissions de GES que l'ensemble du secteur des transports dans le monde entier», rappelle le rapport. Et de poursuivre : «Les vingt plus grandes entreprises de viande et de produits laitiers ont émis en 2016 plus de gaz à effet de serre que toute l'Allemagne, pourtant de loin le plus gros pollueur d'Europe. Si ces entreprises étaient un pays, elles seraient le 7e émetteur de gaz à effet de serre.»

En clair, pour réduire les dérèglements climatiques, mieux vaut limiter l'élevage industriel, et au passage notre consommation de viande, qu'essayer de faire absorber toutes nos émissions de gaz à effet de serre par les terres agricoles. Le meilleur carbone est celui qu'on ne produit pas.

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