Un utérus artificiel

D'ici une cinquantaine d'années, les femmes pourront peut-être faire des enfants sans être enceintes.

Après une fécondation in vitro, les embryons seront plongés dans des utérus artificiels emplis d'un liquide amniotique de synthèse, reliés à des machines placentaires qui leur fourniront pendant neuf mois les hormones et les nutriments indispensables à leur développement.

C'est à cette perspective hallucinante que le biologiste et philosophe Henri Atlan vient de consacrer un ouvrage qui inspire l'espoir - ou l'effroi - d'entrevoir le jour où les femmes seront délivrées des charges de la grossesse et de l'enfantement.

Les recherches avancent

Lorsqu'il travaillait à son livre, Henri Atlan a découvert que des recherches sur l'utérus artificiel existaient déjà. Ainsi, à l'université Cornell, aux Etats-Unis, la chercheuse Hung-Ching Liu a réussi à implanter un embryon humain dans un réceptacle tapissé de cellules prélevées sur la paroi utérine d'une femme. L'embryon s'y est développé tout à fait normalement pendant six jours, et la chercheuse poursuit actuellement ses expériences avec l'accord du comité d'éthique de son laboratoire.

Au Japon, le docteur Yoshinori Kuwabara a transféré dans un utérus artificiel, et maintenu en vie pendant dix-huit jours, un foetus de chèvre, extrait du ventre de sa mère après dix-sept semaines de gestation.

Vers une libération du corps de la femme?

Tous ces travaux sont officiellement dictés par des motifs médicaux: permettre à des femmes stériles de procréer sans passer par des mères porteuses et sauver de très grands prématurés. Mais, selon Henri Atlan, si l'utérus artificiel existe un jour, il sera perçu non plus comme un remède à la stérilité ou à la prématurité, mais comme un outil de libération du corps de la femme, au même titre que la contraception ou l'avortement. «Dans la mesure où une partie importante des femmes verront là une source d'affranchissement des contraintes de la grossesse, il sera difficile de résister à leur revendication de disposer librement de leur corps.»

Pour ou contre l'utérus artificiel?

Quid des conséquences de l'utérus artificiel sur l'humanité, les rapports entre les sexes, la parenté et le bien-être des enfants?

Nous avons posé ces questions à l'impertinente juriste Marcela Iacub et à la philosophe Sylviane Agacinski.

POUR

La première ne voit que des avantages à cette invention. «Déjà, cela me paraît une bonne chose pour la santé de l'enfant. On pourra surveiller son développement sans imposer d'examens agressifs à sa mère. Mais surtout, cela permettra d'arriver enfin à l'égalité homme-femme, de supprimer la dissymétrie fondamentale entre les sexes, entre les femmes stériles et les femmes fécondes. La parenté sera plus équilibrée. Le père et la mère auront la même distance à l'égard de l'enfant, qui aura sûrement plus de facilité à devenir autonome. Il y a actuellement une sacralisation du ventre et de l'accouchement, à mon avis très préjudiciable aux femmes. On craint que si elles n'étaient plus en charge de la procréation, tout fiche le camp. L'utérus artificiel permet de penser un destin différent pour l'humanité et pour l'identité sexuelle. Rien que pour ça, je suis pour.».

CONTRE

Chantre de l'égalité des droits dans la différence, Sylviane Agacinski défend une position radicalement différente. «Ce qui me gêne dans le projet d'utérus artificiel, c'est que la liberté y soit associée à la désincarnation et, finalement, à la disparition de la différence entre les sexes. Plutôt que de dépenser des fortunes dans des recherches qui ne m'apparaissent pas prioritaires, on ferait mieux de mettre ces moyens pour lutter contre les discriminations. On confond similitude et égalité. Derrière tout cela se profile l'idée que le charnel, toujours associé au féminin, est inférieur, et que le progrès consiste à éliminer cette dimension du corps. Finalement, sous des dehors très avant-gardistes, cette idée rejoint le vieux rêve chrétien de désincarnation et de masculinisation de l'humanité.»

MAIS

Pour Henri Atlan, au contraire, à supposer que l'humanité ne verse pas dans le totalitarisme, «l'utérus artificiel permettrait de mettre fin à la guerre des sexes. Les anthropologues s'accordent à dire que depuis l'aube des temps, les hommes ont nourri à l'égard du pouvoir procréatif des femmes une jalousie obscure et mortelle, ont entrepris de les dominer pour contrôler leur ventre et s'approprier le fruit de leurs entrailles. Si cette asymétrie disparaît, ne resterait plus que la fraternité... et le désir.»