La honte de Tranquility Bay
Deux ans et demi d'enquête dans l'univers des centres américains de redressement pour ados «difficiles». Un documentaire édifiant et terriblement efficace. Des témoignages bouleversants, sur France2, à 23 heures.
- Publié le 10-05-2006 à 00h00
CORRESPONDANTE À PARIS
A 13 ans, David a passé huit mois à Tranquility Bay, un ancien hôtel désaffecté de Jamaïque reconverti en centre de modification du comportement pour jeunes Américains «à problèmes». Aujourd'hui, l'adolescent est trop «fragile» pour pouvoir raconter son expérience... L'enfer.
Dans ce camp de redressement, géré comme cinq autres par la Wwasp (World wide association of specialty programs), un puissant conglomérat financier américain, les enfants sont enfermés des mois ou des années, victimes de violences physiques et psychologiques répétées. Il n'est pas rare qu'ils soient privés de nourriture et de sanitaires, enfermés dans des «cellules d'observation» au moindre faux pas, battus, couchés au sol des jours, des semaines, voire des mois entiers. Il y a aussi les cages à chien ou le gaz paralysant... véritables instruments de torture.
En caméra cachée
Les témoignages rassemblés au cours d'une enquête de deux ans et demi par Jean-Robert Viallet et Mathieu Verboud concordent et suscitent la révolte. Documentaire remarquablement construit, Les enfants perdus de Tranquility Bay *** nous fait pénétrer l'univers de ces «goulags pour gosses de riches». Les seules images récupérées à l'intérieur de ces centres ont été tournées en caméra cachée, ou par des parents lors de rares visites. L'enquête est menée essentiellement hors des murs de ces prisons que les auteurs n'hésitent pas à comparer à Guantanamo ou à Abu Ghraib. Cependant, la force du sujet ne peut que nous amener à partager le désarroi de ces enfants abusés. Et de ces parents qui pensaient benoîtement offrir un avenir à leur progéniture en investissant 25 000 dollars par an minimum dans ce programme de redressement, inspiré des méthodes du psychologue comportementaliste Skinner et des valeurs patriarcales et autoritaires de l'église mormone.
S'ils ont choisi pour fil rouge le combat de Paula Reeves, avocate et maman de David, les enquêteurs français ont également réussi à rencontrer les responsables de Wwasp et à les confronter aux récits édifiants des jeunes victimes. Mais ces hommes d'affaires se sentent totalement à l'aise dans un pays qui ne dispose d'aucune législation fédérale sur la protection de l'enfance. Malgré plusieurs articles dans la presse et des rapports d'ONG, aucune investigation n'a été menée dans ces centres. Résultat: plus de 1 000 sociétés privées se partagent aux Etats-Unis ce juteux marché (60 milliards de dollars) de l'éducation autoritaire façon «boot camp». Basée en Utah, la Wwasp a ouvert son premier centre en 1987, affichant des bénéfices record de 95 millions de dollars par an, alors qu'à l'étranger, six centres Wwasp ont été fermés sur décision des autorités locales...
L'Amérique serait-elle terrifiée par ses propres enfants? Se débarrasser d'un enfant plutôt que d'affronter sa crise d'adolescence n'est pas sans conséquences. «Ils ont démoli mon fils et menti», s'indigne la mère de Layne. «Je croyais que ce seraient des vacances dans un lieu magnifique. (...) Toute sa vie, il sera sous médicaments. Psychologiquement, ça l'a détruit». Jusqu'ici, on dénombre entre 15 et 20 000 enfants passés dans les mains de Wwasp.
© La Libre Belgique 2006